Les visages d’un martyr
Un conte
du Jihad Butlérien
Rekur Van plongea habilement son couteau dans l’épine dorsale de la victime, fit tourner la lame et ajouta à l’adresse de son camarade chercheur Tlulaxa :
— Désolé, j’ai encore plus besoin de ce vaisseau que toi.
Le sang ruissela sur la lame à l’instant où Van le secouait. Son collègue sursauta et s’agita quand ses terminaisons nerveuses tentèrent de s’embraser. Van l’éjecta du sas du petit vaisseau et il tomba sur le sol du spatioport.
Les rues de la cité de Tlulaxa résonnaient des explosions, des clameurs et des rafales. Le généticien touché à mort était maintenant recroquevillé sur le sol, encore agité de convulsions, ses yeux au regard pas encore éteint clignant tandis qu’il regardait Rekur Van. Il venait d’être éliminé, comme tant d’autres choses vitales…
Van essuya ses mains sur sa tenue, mais elles restèrent poisseuses. Quand il se serait évadé, il aurait le temps de laver ses vêtements et sa peau. Le sang était la monnaie courante de son commerce, une ressource génétique soutenue par l’indispensable ADN. Il détestait d’en gaspiller autant.
Mais la Ligue des Nobles avait besoin de sang. De tout son sang.
Bien qu’il fût un des plus brillants chercheurs Tlulaxa, avec des rapports étroits avec les puissants leaders religieux, Van devait fuir son monde natal pour échapper à la populace qui voulait le lyncher. Les membres de la Ligue des Nobles avaient mis la planète sous blocus et ils voulaient imposer leur justice. S’ils le capturaient, il n’osait imaginer les représailles qu’ils exerceraient contre lui.
— Tous des fanatiques ! cria-t-il en vain vers la cité avant de verrouiller le sas.
Maudit sois-tu, Iblis Ginjo ! se dit-il.
Le Grand Patriarche était mort mais cela ne le consolait pas.
Ginjo l’avait toujours traité comme une forme de vie inférieure. Van et le Grand Patriarche avaient été associés, ils avaient dépendu l’un de l’autre mais ne s’étaient jamais fait confiance. À terme, quand la Ligue avait découvert l’horrible secret des fermes d’organes des Tlulaxa : tous les soldats disparus et les esclaves Zensunnis qui avaient été découpés pour remplacer les autres parties des combattants morts. Maintenant, on avait redistribué les cartes. Tous les Tlulaxa étaient pris dans un tourbillon et luttaient pour sauver leurs vies de la vengeance légitime de la Ligue. Les marchands de chair devaient se cacher et les honnêtes commerçants étaient bannis des mondes civilisés. Ruiné, humilié, Rekur Van était maintenant un homme traqué.
Pourtant, même sans ses archives de laboratoire, son esprit conservait des connaissances vitales qu’il pouvait partager avec le plus riche des négociateurs. Et il avait aussi sur lui une fiole d’échantillons génétiques qui lui permettraient de redémarrer son existence. Si seulement il parvenait à s’enfuir…
Dès que son vaisseau volé fut sur orbite, Van vit des destroyers javelots pilotés par des jihadis ivres de haine. Quant aux nombreux vaisseaux Tlulaxa – avec des pilotes inexpérimentés ou paniqués tels que lui –, ils fuyaient pêle-mêle dans toutes les directions, et les unités de la Ligue convergeaient sur eux dès qu’ils apparaissaient.
— Pourquoi refuser d’admettre que nous sommes tous coupables ? glapit-il devant les images, certain que nul ne l’entendait. Il accéléra, ignorant les ressources du vaisseau. De la manche, il essuya une tache de sang coagulé sur le panneau. Les javelots de la Ligue lui lancèrent quelques salves avant qu’une voix furieuse résonne sur la ligne de com.
— Appareil Tlulaxa, mettez en panne ! Rendez-vous ou nous vous détruirons !
— Pourquoi ne pas utiliser vos armes contre les machines pensantes ? répliqua Van. L’Armée du Jihad gaspille son temps et ses ressources ici. Avez-vous oublié quels étaient les vrais ennemis de l’humanité ?
Il était certain que les crimes supposés des Tlulaxa n’étaient rien comparés aux décennies de dévastation causées par le suresprit Omnius.
Apparemment, le commandant du javelot n’apprécia guère le sarcasme. Des projectiles explosifs passèrent en silence autour du vaisseau de Van et il réagit en décélérant brusquement. La bordée alla exploser au large. Mais l’onde de choc l’envoya encore tourbillonner. Les signaux d’alarme s’illuminèrent dans tout le cockpit, mais Van n’envoya pas de signal de détresse. En silence, il se déconnecta du contrôle, fit le mort – et les vaisseaux de la Ligue l’abandonnèrent bientôt pour traquer d’autres rescapés Tlulaxa. Ils avaient devant eux un vaste choix de victimes.
Dès qu’il eut échappé aux unités de la Ligue, Van estima qu’il était suffisamment en sécurité pour lancer les stabilisateurs. Il n’avait pas de destination précise, il ne voulait que s’échapper, et il quitta le système aussi vite qu’il le pouvait vers une destination qu’il ignorait encore. Sans le moindre regret pour ce qu’il laissait derrière lui.
Pendant la plus grande part de sa vie, Van avait travaillé sur le développement de nouvelles techniques biologiques, comme toutes les générations qui l’avaient précédé. Durant le Jihad, les Tlulaxa s’étaient fabuleusement enrichis tout en devenant indispensables. Mais les partisans fanatiques de Serena allaient ravager toutes les fermes d’organes, détruire les cuves de transplant et « mettre un terme de commisération » afin de libérer les donneurs de leur misère. Ces imbéciles ne voyaient qu’à court terme ! Dans les années qui suivraient, la Ligue ne cesserait de gémir sur le sort des vétérans aveugles ou amputés qui n’auraient aucun refuge.
Les idéalistes myopes de la Ligue ne prévoyaient rien et ne voyaient rien sous un angle pratique. Tout comme dans les rêves de Serena Butler, ils n’étaient poussés que par des émotions stupides. Pour cela, Van les détestait.
Il agrippa la barre de commande comme s’il serrait le cou d’Iblis Ginjo. Malgré un résumé détaillé de ses actes méprisables, le Grand Patriarche avait réussi à se blanchir tout en rejetant sa faute sur le héros de la guerre, Xavier Harkonnen, et toute la race des Tlulaxa. Et la veuve de Ginjo donnait encore l’image de son époux défunt comme celle d’un martyr.
Finalement, Van décida de son objectif, là où il devait emporter son secret et sa technologie de clonage innovante ainsi que les cellules provenant de Serena Butler elle-même.
Il franchit les limites de l’espace de la Ligue, et mit le cap sur les mondes des machines. Il avait l’intention de rencontrer le suresprit Omnius.
Sur Salusa Secundus, capitale de la Ligue des Nobles, la foule hurlante, déchaînée, mettait le feu à l’effigie d’un homme.
Silencieux comme une pierre, Vorian Atréides se tenait dans l’ombre d’une arche décorée, observant la cohue. Il avait la gorge nouée au point de ne pouvoir crier son désespoir. Il était le champion du Jihad mais jamais ces fous ne l’écouteraient.
Le mannequin n’avait que peu de ressemblance avec Xavier, mais c’était sur lui que la populace concentrait sa haine. Il pendait sur un gibet de bâtonnets de bois. Un jeune homme y mit le feu et, en quelques secondes, le mannequin se consuma. Il portait l’uniforme du Jihad, comme celui que Xavier avait été si fier de porter.
Quand Vorian avait appris avec quelle bravoure Xavier avait mis au jour les fermes d’organes des Tlulaxa et révélé l’infamie du Grand Patriarche Ginjo, il s’était précipité sur Salusa. Il ne s’était pas attendu à cet abominable coup de fouet en retour contre son ami. Des jours durant, il s’était fait entendre pour tenter de mettre un terme à l’hystérie du peuple qui s’en prenait à la mauvaise cible. Mais, en dépit de son grade, bien peu avaient volé à son secours. La campagne de dénigrement de Xavier était lancée et Vorian avait le sentiment de se trouver sur une plage de Caladan durant un ouragan, face à un mascaret.
Même les sœurs de Xavier avaient cédé à la pression et avaient choisi de prendre le surnom de leur mère, Butler, plutôt que celui d’Harkonnen. Quant à leur mère, Octa, elle s’était retirée dans la Cité de l’Introspection, affligée, refusant toute visite…
Tout au long du Jihad, le Primero Vorian Atréides avait participé à de nombreuses batailles au côté de Xavier. Ensemble, ils avaient remporté des victoires écrasantes. Xavier avait été l’homme le plus brave qu’il ait jamais connu. Et maintenant, des milliards d’humains le méprisaient.
Le robot indépendant recula pour admirer le nouveau panneau monté sur le mur de son laboratoire. Comprendre la nature humaine est le plus difficile des exercices mentaux.
L’expression du visage de pleximétal d’Érasme changea. Depuis des siècles, il tentait de déchiffrer les caractères de ces créatures biologiques. Elles avaient tant de défauts mais en un instant elles avaient créé les machines pensantes. Un puzzle qui l’intriguait.
Il avait conçu des slogans variés dans tout son laboratoire pour initier des pensées à des moments inattendus. Pour lui, la philosophie était plus qu’un jeu, c’était un moyen d’améliorer son esprit de machine.
Il est possible de réussir tout ce que vous envisagez, que vous soyez un homme ou une machine.
Afin de mieux comprendre son ennemi biologique, il se livrait à de constantes expériences. Le robot gardait ses sujets gémissants et tremblants ligotés sur des tables, confinés dans des cuves transparentes ou des cellules étanches. Certains priaient des dieux invisibles. D’autres hurlaient et demandaient pitié, ce qui prouvait leur manque de logique.
La chair n’est que du métal mou.
Le robot avait disséqué des milliers de corps et de cerveaux au cours de ses examens psychologiques.
Mais, en dépit de son attention aux moindres détails, il continuait de penser qu’il avait manqué quelque chose d’essentiel. Il ne parvenait pas à rassembler assez de données pour que cela cadre avec une « théorie unifiée » de la nature humaine. Les extrêmes du comportement étaient trop séparés.
Est-ce plus humain d’être bon ? Ou mauvais ?
Pendant longtemps, ç’avait été une énigme. La plupart des humains qu’il avait étudiés en détail, tels que Serena Butler et son propre protégé, Gilbertus Albans, faisaient preuve d’une bonté innée et d’une absolue compassion envers les autres créatures. Mais Érasme avait étudié l’histoire et savait que des traîtres et des sociopathes avaient causé des dommages irréparables, tout en souffrant pour acquérir des avantages.
Aucune conclusion n’avait de sens.
Après trente-six ans de Jihad, les machines étaient loin d’être victorieuses, en dépit des projections des ordinateurs qui disaient qu’elles auraient dû depuis longtemps écraser les humains. Le fanatisme était le fondement de la Ligue des Nobles et elle continuait à se battre alors que, raisonnablement, elle aurait dû abandonner. Son inspiratrice avait été martyrisée… de son propre vœu… Un acte inexplicable.
Et maintenant, il disposait d’une chance nouvelle, d’un sujet nouveau qui pouvait illuminer des aspects inexplorés de l’humanité. Quand il arriverait, le prisonnier Tlulaxa aurait sans doute des réponses. Après tout, il était tombé entre leurs mains…
Rekur Van avait plongé bravement dans l’espace Synchronisé contrôlé par les machines pensantes et transmis sa demande d’audience avec Omnius. L’arrivée inopinée du Tlulaxa pouvait faire partie d’un stratagème compliqué, ou bien pensait-il sincèrement qu’il possédait un atout majeur. Érasme était curieux de voir.
Omnius avait décidé de détruire le vaisseau : la plupart des vaisseaux humains qui pénétraient dans l’espace Synchronisé étaient capturés ou éliminés. Mais Érasme était intervenu, avide d’entendre ce que le généticien avait à lui dire.
Des vaisseaux robots escortèrent l’unité de Rekur Van vers Corrin, la capitale des Mondes Synchronisés. Des robots sentinelles dirigèrent le prisonnier directement vers les labos d’Érasme.
L’expression de Rekur Van était partagée entre la crainte et le dédain. Ses yeux noirs clignotaient sans cesse, sa tresse descendait jusqu’à sa taille, il voulait paraître confiant et serein, mais tel n’était pas le cas.
En face de lui, Omnius se pavanait dans une robe de cérémonie qu’il portait souvent pour impressionner les esclaves humains et les sujets d’expérience. Il afficha un sourire débonnaire sur son visage de pleximétal, puis s’illumina, tentant une autre expression.
— Lors de votre capture, vous avez demandé à voir Omnius. Il est étrange que le grand ordinateur reçoive des demandes d’un modeste humain, petit en statut et en importance.
Van leva le menton.
— Vous me sous-estimez. (Le Tlulaxa sortit une petite fiole des plis de sa tunique râpée et froissée.) Je vous ai apporté quelque chose de précieux. Des échantillons de cellules vitales, le produit brut de mes recherches génétiques.
— J’ai beaucoup progressé dans mes propres recherches, répliqua Érasme. Et moi aussi, j’ai de nombreux échantillons. Pourquoi les vôtres devraient-ils m’intéresser ?
— Parce qu’ils proviennent de Serena Butler elle-même. Et que vous ne disposez d’aucune technologie ni de technique pour accélérer un clone d’elle ainsi que je l’ai fait. Je peux créer un duplicata parfait de la leader du Jihad. Je suis persuadé que vous pourriez penser à un usage.
À l’évidence, Érasme était impressionné.
— Serena Butler ? Vous pourriez la recréer ?
— Avec son ADN, et je peux aussi accélérer sa maturité jusqu’au point que vous choisirez. Mais j’ai implanté dans ces cellules certains… inhibiteurs. Des verrous que moi seul peut ouvrir.
Il continuait de faire briller la fiole dans la lumière du laboratoire.
« Vous pouvez imaginer la valeur de ce pion dans votre guerre contre les humains. »
— Et pour quelle raison vous offririez-nous ce trésor ?
— Parce que je hais la Ligue des Nobles. Ils se sont retournés contre mon peuple et ne cessent de nous pourchasser. Si les machines pensantes m’accordent asile, je vous récompenserai avec une nouvelle Serena Butler, qui obéira à tous vos désirs.
Toutes sortes de possibihtés s’imposèrent au noyau central d’Érasme. Serena avait été le sujet humain qui l’avait fasciné plus que tout autre, mais ses expériences et ses tests avaient tourné court quand il avait tué son bébé indiscipliné. Elle ne s’était plus montrée aussi coopérative. Depuis des dizaines d’années, il avait souhaité trouver une seconde chance avec elle – et il pouvait l’avoir maintenant.
Il imaginait les dialogues qu’ils pourraient avoir, leurs échanges d’idées, les réponses à ses questions pressantes. Son regard se posa sur un autre slogan : Si je puis penser à la question ultime, existera-t-il une réponse !
Fasciné, Érasme claqua l’épaule de Rekur Van qui grimaça :
— Je suis d’accord avec vos conditions.
La veuve du Grand Patriarche lui avait adressé une invitation formelle et Vorian Atréides savait que cette requête n’était pas innocente.
C’est un capitaine de la police du Jihad qui lui délivra le message, ce qui impliquait une menace implicite. Mais Vorian décida de ne pas se laisser intimider. Il épingla sur son uniforme les médailles, les rubans et autres décorations qu’il avait reçus au cours de sa longue carrière. Même s’il avait été un serveur des machines, il était devenu plus tard un Héros du Jihad. Il ne voulait pas que la femme prétentieuse de Ginjo oublie une seconde à qui elle avait affaire.
Camie Boro-Ginjo avait épousé Ginjo pour le prestige, mais ç’avait été une union sans amour entre deux êtres qui ne s’aimaient pas. Camie avait eu l’intention de tirer profit de la mort de son mari. À présent, dans les locaux où le Grand Patriarche avait formulé ses plans infâmes, elle était assise au côté de Yorek Thurr, le commandant de la Jipol, un personnage à la peau olivâtre et au crâne chauve. Vorian se prépara à affronter ce duo redoutable.
Avec un sourire enjôleur, Camie désigna une maquette installée sur une plate-forme, un modèle réduit d’un monument grandiose.
— Voici ce qui sera l’autel des Trois Martyrs. Quiconque posera les yeux sur lui ne pourra que ressentir de la ferveur envers le Jihad.
Sur des brasiers aux flammes étemelles, trois personnages représentaient un homme, une femme, et un enfant.
— Trois Martyrs ? s’interrogea Vorian.
— Serena Butler et son enfant, tués par les machines pensantes, et mon époux, Iblis Ginjo, victime de la trahison des humains.
Vorian avait de la peine à contenir sa colère. Il se détourna pour prendre congé.
— Je ne veux rien avoir à faire dans cela.
Camie leva les mains en un geste de supplique.
— Primera, acceptez de nous écouter. Nous devons provoquer une agitation extrême dans la Ligue, avec le meurtre atroce de Serena Butler et la mort tragique de mon époux, victime du complot monté par Xavier Harkonnen et ses cohortes Tlulaxa.
— Aucun fait ne prouve la culpabilité de Xavier, rétorqua Vorian d’un ton cassant.
Camie avait été la première coupable de la diffamation et de l’infecte vague de salissement dont Xavier avait été victime. Il ne la craignait pas plus que son homme de main.
« Vos présomptions sont fausses et vous avez cessé de rechercher la vérité. »
— Cela a été prouvé, à ma grande satisfaction.
Thurr se dressa. Il était certes d’une taille inférieure à celle de Camie, mais il avait la puissante attitude d’un cobra prêt à frapper.
— Bien plus, Primera, les citoyens de la Ligue ont été satisfaits. Ils ont besoin de héros et de martyrs.
— Il semble qu’ils aient aussi besoin de méchants. Et si vous ne pouvez trouver le vrai coupable, il suffit d’en créer un – comme vous l’avez fait avec Xavier.
— Nous ne devons pas nous lancer dans un débat hostile, Primera. Vous êtes un grand stratège et nous vous devons bien des victoires.
— Ainsi qu’à Xavier.
Le commandant de la Jipol parut ne pas avoir entendu le commentaire.
— Les trois importants leaders que nous sommes doivent travailler main dans la main pour atteindre des objectifs importants. Nous ne devons pas nous embourber dans nos sentiments blessés et notre chagrin légitime. Il faut que la populace se concentre sur la victoire du Jihad sans chercher des arguments qui nous écartent de l’ennemi réel. Vous persistez à soulever des questions sur ce qu’il est advenu de Xavier Harkonnen et du Grand Patriarche, mais vous n’avez pas conscience des dommages que vous causez.
— La vérité est la vérité.
— Toute vérité est relative et doit être prise dans le contexte de notre combat principal. Même Serena et Xavier auraient consenti à des sacrifices déplaisants s’ils pouvaient soutenir la cause. Primero, il faut que vous mettiez un terme à cette croisade personnelle. Arrêtez d’émettre des doutes. Vous causez du tort au Jihad en ne gardant pas pour vous vos sentiments personnels.
Thurr s’était exprimé calmement, mais Vorian y lut une menace implicite et refoula un violent désir de frapper l’autre : ce commandant de la Jipol n’avait aucun sens de l’honneur, de la vérité, ni de la compréhension. Il ne faisait aucun doute qu’il pouvait faire assassiner le Primero en toute discrétion…
Néanmoins, Thurr avait frappé un grand coup en lui rappelant les intentions de sacrifice de son ami. Si Vorian détruisait la confiance publique envers le Conseil du Jihad et le gouvernement de la Ligue, les répercussions politiques et la crise sociale seraient considérables. Scandales et démissions… soulèvement général affaibliraient la solidarité nécessaire aux humains face aux machines pensantes.
Omnius était le seul ennemi qui comptât.
Vorian croisa les bras sur son torse.
— Pour l’heure, je vais garder mes opinions pour moi. Mais je ne fais pas cela pour vous et vos manigances. Je le fais pour Serena et pour Xavier.
— Aussi longtemps que vous le pourrez, souligna Camie.
Sur Corrin, le monde principal des machines, des années s’étaient écoulées et une petite fille, rapidement, était devenue une jeune femme adulte, sa vie de clone accélérée par Rekur Van. Erasme visitait régulièrement le laboratoire rempli de cobayes humains gémissants. C’était là que sa nouvelle Serena prenait forme.
Le Tlulaxa semblait à son aise au milieu des souffrances humaines. Van était un personnage intéressant, avec des opinions et des attitudes drastiquement différentes de celles qu’Erasme avait pu observer chez Serena ou chez son protégé, Gilbertus Albans. Le chercheur Tlulaxa se plaçait dans une perspective inhabituelle : totalement centré sur lui-même, l’esprit déformé par une haine irrationnelle envers les humains. Il était intelligent et son éducation était sûre.
Durant son développement prolongé, Van avait utilisé la technologie d’une nouvelle machine pour instiller dans la tête de la nouvelle Serena de fausses informations mêlées à des détails précis de la vie de Serena. Certaines données étaient acceptées, d’autres devaient être réimplantées, souvent plusieurs fois.
Quand il en avait l’occasion, le robot tentait d’engager la conversation, impatient de pouvoir bientôt discuter avec elle, quitte à provoquer sa colère et ses réponses intrigantes – tout comme avant. Mais, même si elle avait l’air d’une adulte, Rekur Van estimait que le clone n’était pas encore prêt.
Érasme commençait à donner des signes d’impatience.
Van, sentant qu’il ne pourrait plus justifier d’autres retards, accéléra les préparations finales. Dans sa robe de cérémonie, Érasme arriva pour observer le clone de Serena qui venait de passer dans une chambre expérimentale de décélération cellulaire afin de ralentir son processus de vieillissement. Son développement avait été étiré puis freiné et son corps biologique, encore faible, avait enduré des phases incroyablement rigoureuses.
Le Tlulaxa avait tenu à donner la preuve de ses prétentions, mais Érasme avait changé d’opinion. Les machines pensantes pouvaient attendre des siècles si nécessaire. Peut-être, s’il décidait de faire un nouveau clone, laisserait-il celui-ci croître normalement, puisque cette accélération expérimentale avait pu induire des défauts. Le robot indépendant entretenait de grands espoirs pour ses nouvelles interactions avec Serena Butler. Il ne voulait être gêné par aucun obstacle.
Les fluides visqueux s’écoulèrent et la femelle clone se présenta devant lui, nue et dégoulinante. Il la scruta avec ses fibres optiques optimisées.
Rekur Van s’avança avec un sourire déplaisant pour un examen physique, mais Érasme écarta le petit Tlulaxa.
Encore mouillée, Serena semblait indifférente à sa nudité, alors que la femme qu’elle avait été s’en serait offensée. C’était une des nombreuses variations de personnalité que le robot avait constatées.
— Est-ce que je vous plais à présent ? demanda-t-elle en levant ses yeux lavande, séduisante, comme si elle cherchait à attirer un amant potentiel.
« J’aimerais que vous m’aimiez. »
Le front de pleximétal du robot se plissa et ses fibres optiques eurent un éclat dangereux. Serena Butler avait été indépendante, hautaine, intelligente. Elle détestait sa condition de captive et s’était souvent disputée avec Érasme, cherchant toutes les occasions de le blesser. Jamais, au grand jamais, elle n’avait tenté de lui plaire.
— Que lui avez-vous fait ? demanda le robot au Tlulaxa. Pourquoi dit-elle ça ?
Van eut un sourire incertain.
— C’est à cause de l’accélération. Il fallait que je guide sa personnalité. Je l’ai façonnée selon les attitudes standard des femelles.
— Les attitudes standard des femelles ? Mais il n’y avait rien de standard chez Serena Butler.
Le robot se demanda si le Tlulaxa n’en connaissait pas encore moins sur les femmes humaines que lui…
Van était de plus en plus gêné et, cette fois, il garda le silence et ne chercha pas d’autres excuses. Et puis, Érasme ne quittait pas des yeux le clone. Cette femme était l’image fidèle de Serena, avec son corps splendide et classique, son visage parfait et ses cheveux d’ambre, ses yeux étranges.
Mais elle n’était pas la même. Elle se rapprochait d’un rien de la vraie Serena, assez pour réveiller ses souvenirs des instants qu’ils avaient passés ensemble.
— Parlez-moi de vos opinions politiques, philosophiques, religieuses, demanda le robot. Exprimez vos sentiments les plus dépourvus de passion et vos opinions. Pourquoi croyez-vous que même les captifs humains doivent être traités avec respect ? Expliquez-moi pourquoi il est impossible à une machine pensante d’être l’équivalent d’une âme humaine ?
— Pourquoi voulez-vous discuter de tels sujets ?
Elle semblait presque agacée. Et, dès qu’elle se remit à parler, elle fracassa ses chers souvenirs de la vraie Serena, celle qui avait déclenché le Jihad. Cette version clonée n’avait aucune conscience sociale, aucune personnalité, aucune étincelle, celles qui lui étaient devenues familières et qui lui avaient causé des ennuis particulièrement intéressants. Ce malheureux substitut n’avait aucun potentiel.
Il vit à quel point l’éclat de ses yeux était différent, il vit le pli de ses lèvres et la façon dont elle rejetait sa chevelure mouillée sur une épaule. Et il regretta la femme fascinante qu’il avait connue.
— Habillez-vous, dit-il. Rekur Van épiait la scène. Il sentait à l’évidence le désappointement du robot.
Le clone de Serena enfila les vêtements qu’il avait apportés et qui soulignaient ses courbes.
— Est-ce que vous me trouvez séduisante, maintenant ?
— Non. Malheureusement, je ne puis vous accepter.
Il lança son poing de pleximétal en un geste foudroyant, rapide et précis. Il ne voulait pas qu’elle souffre mais il ne voulait jamais plus voir ce clone manqué. Il serra sa nuque et la décapita comme s’il cueillait une fleur dans une de ses serres. Elle ne fit aucun bruit en s’effondrant en crachant du sang sur le sol impeccable du laboratoire.
Quelle déception.
Rekur Van, sur sa gauche, eut un râle, comme s’il avait oublié de respirer. Il recula mais des robots sentinelles l’entouraient de tous côtés.
Érasme fit un pas vers le généticien. Son expression annonçait ce qui se passerait ensuite. Comme d’habitude, il s’agiterait pour échapper à toute responsabilité.
— J’ai fait tout ce qui était possible ! Son ADN correspond parfaitement, elle est la même dans toutes ses caractéristiques physiques.
— Elle n’est pas la même. Vous ne connaissiez pas la vraie Serena Butler.
— Mais si ! Je l’ai rencontrée. C’est moi qui ai prélevé ses tissus quand elle est venue sur Bandalong !
Érasme assuma une expression neutre.
— Non, vous ne la connaissiez pas.
La capacité du Tlulaxa à recréer parfaitement Serena Butler avait été pour le moins sous-estimée. De même que les multiples tentatives du robot pour restituer les peintures de Van Gogh dans tous leurs détails.
— Je dispose d’encore beaucoup de cellules. Cela était notre premier essai et nous pouvons recommencer. Je suis certain que nous pourrons résoudre ces problèmes la prochaine fois. Ce clone était différent uniquement parce qu’il n’avait pas connu les véritables expériences de la vie de Serena, ni les mêmes challenges. Nous pouvons ralentir la réalité virtuelle des boucles d’enseignement et la laisser immergée plus longtemps en privation sensorielle.
Érasme secoua obstinément la tête.
— Jamais elle ne sera ce que je veux.
— Me tuer serait une erreur, Érasme. Vous pourriez en apprendre plus.
En observant le Tlulaxa, le robot remarqua objectivement à quel point il était déplaisant. Apparemment, tous les membres de sa race condamnée étaient similaires.
Il se souvint de l’un de ses slogans provocants : Est-ce plus humain d’être bon ? Ou mauvais ?
Un large sourire fendit le visage de pleximétal du robot.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda Van, nerveux.
Obéissant à un signal silencieux d’Érasme, les robots sentinelles entourèrent le petit Tlulaxa. Van n’avait aucun chemin de fuite.
— Oui, je pourrais encore en appendre de vous, Rekur Van. (Il se détourna dans un froissement en faisant signe aux sentinelles de s’emparer du petit homme.) En fait, j’ai déjà plusieurs expériences très intéressantes à l’esprit…
Le Tlulaxa se mit à hurler.
Vorian, assis dans la passerelle du vaisseau amiral, regardait fixement droit devant lui. Depuis des semaines, la force d’assaut traversait l’espace. Tous les hommes comptaient les jours qui les séparaient de leur destination.
Quand la flotte pénétra dans l’espace Synchronisé, Vorian calcula mentalement tous ses armement et sa puissance de feu, le nombre de soldats et de mercenaires de Ginaz qu’il allait lancer dans la grande bataille qui se préparait. Auparavant, il n’avait jamais entendu parler de ce monde, mais il avait la ferme intention de le conquérir et de le hbérer de l’emprise des machines.
Au diable la politique. C’est là qu’est ma place.
Vorian portait en lui la sainte détermination de Serena et de Xavier. Il avait fait vœu d’écraser toutes les machines qui se mettraient en travers de son chemin. S’il le fallait, il préférait laisser derrière lui la prochaine planète comme un fragment noirci, en dépit des malheureux esclaves humains qui servaient Omnius.
Ses deux amis les plus chers étaient devenus des martyrs, chacun à sa façon.
Dans un message privé, Serena Butler avait supplié Vorian et Xavier de comprendre le sacrifice personnel qu’elle faisait. Plus tard, Xavier avait donné sa vie pour mettre un terme au prédateur qu’était devenu le Grand Patriarche après son accord avec les Tlulaxa pour créer des fermes d’organes, sauvant ainsi des milliers de vies. La décision de Xavier de ne pas ternir le nom d’Iblis Ginjo avait été héroïque : il était conscient du tort que cela causerait au Jihad si jamais on prouvait qu’il avait été un escroc et un profiteur de guerre.
Xavier et Serena avaient payé le prix ultime tout en étant conscients de ce qu’ils faisaient. Je ne peux discuter les décisions de mes amis, se dit Vorian, avec le poids de tout un univers de tristesse sur les épaules.
Il prit conscience que son fardeau à lui était laisse-les faire ce qu’ils souhaitaient.
Il y avait une bannière pour trois, et c’était à lui de la porter.
Ce n’est pas un devoir facile, mais tel était mon sacrifice à moi.
— Primero, nous approchons de notre cible, annonça son navigateur.
Sur les écrans, il découvrit la planète banale vers laquelle ils descendaient – de longs bancs de nuages, des océans bleus, des continents verts. Et une force de machines étrangement belles qui convergeaient vers eux pour former une ligne de défense. Même à distance, les vaisseaux robots à facettes crachèrent des bordées de feu en une tempête de grêle ardente sur la flotte de la Ligue.
— Activez les boucliers Holtzman ! Vorian se leva et regarda en souriant ses officiers de passerelle.
« Appelez les mercenaires Ginaz des équipes au sol. Qu’elles se tiennent prêtes à sauter dès que nous aurons brisé les défenses orbitales. »
Il parlait avec confiance, comme à l’exercice.
Des décennies auparavant, Serena avait déclenché le Jihad pour venger la mort de son enfant. Xavier s’était battu au côté de Vorian. Et à présent, Vorian, privé de ses amis, avait l’intention de mettre un terme à cette guerre. C’était la seule façon d’être certain que les martyrs n’étaient pas morts pour rien.
— En avant ! cria Vorian à l’instant où les premiers projectiles robotiques éclataient sur les boucliers Holtzman. Il nous faut détruire l’ennemi !